Laetitia remit correctement le sac sur son épaule avant de s’engouffrer dans la bouche de métro. Elle se situait plus exactement à la station École Vétérinaire de Maisons-Alfort, station qui se trouvait d’ailleurs juste à côté de son appartement. Idéal pour mes activités, pensa-t-elle.

Elle descendit lentement un premier escalier, sortit son Pass Navigo Imagine’R, passa le portique, et se dirigea sur la gauche direction Balard. Le matin, il y avait beaucoup plus de voyageurs qui se rendaient à Paris, la capitale, qu’à Créteil, la banlieue. Il était donc plus intéressant pour elle, économiquement, d’aller de ce côté-là.

Soudain, alors qu’elle venait d’entamer doucement le second escalier menant sur le quai, un énorme vacarme annonça l’arrivée du train. Autour d’elle la foule, qui gesticulait déjà beaucoup, s’agita encore plus vite et se précipita pour descendre, comme si elle mettait tout-à-coup sa vie en jeu. Mais Laetitia, quant à elle, ne pressa pas le pas. Au contraire, elle prit même un peu plus son temps en posa délicatement ses pieds sur chacune des marches.

Un homme d’une trentaine d’années, costume-cravate, déboula d’un coup derrière elle et la bouscula brusquement, réussissant presque à la faire tomber.

- Putain ! cria-elle, énervée en se remettant droite. Vous pouvez faire attention !

L’homme, sans se retourner, lui répondit par un élégant doigt d’honneur tout en continuant sa course folle.

Elle fit les gros yeux puis inspira un bon coup. Bon… ce n’était pas grave et elle avait d’autres chats à fouetter. Elle n’allait pas en faire toute une histoire qui ferait perdre du temps. Elle frotta son épaule endolorie puis mit sa main dans la poche de sa veste pour en sortir une montre. Plus grosse que la moyenne, sans bracelet, le contour ainsi que le dos étaient de couleur cuivre. A l’intérieur du cadran, on pouvait y voir deux banales aiguilles –une grande pour les minutes, une petite pour les heures- ainsi qu’une banale trotteuse. Au premier coup d’œil, la montre ne semblait pas se démarquer des autres, si ce n’étaient les chiffres inscrits non pas en chiffres arabes mais en chiffres romains. Pourtant, Laetitia la regardait, la caressait... Comme s’il était l’objet le plus précieux au monde. Elle entendit le train s’arrêter et ouvrir ses portes. Il était dix heures vingt-cinq minutes et trente neuf secondes. Dix heures vingt-cinq minutes et quarante secondes. Dix heures vingt-cinq minutes et quarante et une seconde. Elle appuya sur un petit bouton sur le haut de la montre.

Il était dix heures vingt-cinq minutes et quarante-deux secondes et elle n’entendait plus un seul bruit. Il était dix heures vingt-cinq minutes et quarante-deux secondes et elle ne vit plus un seul mouvement. Il était dix heures vingt-cinq minutes et quarante-deux secondes et avec un seul doigt elle venait d’arrêter le temps.

Elle remit la montre là où elle l’avait sorti puis continua sa descente en toute tranquillité en esquivant tous ces excités qui, devenus figés, imitaient désormais très bien les statues. Arrivée en bas, elle entra dans le wagon le plus proche et scruta ce qu’elle avait autour d’elle. Comme une louve sur un terrain de chasse, elle analysa chacun des proies du troupeau et chercha celle qui pouvait tomber facilement entre ses griffes.

Son regard s’arrêta sur une soixantenaire assise à sa droite et qui, en raison de tous les bijoux qu’elle portait à son cou, ses poignets et ses doigts, ne pouvait être qu’ « une vieille bourgeoise pétée de thunes » (c’était ses mots). Elle remarqua alors son sac rouge posé sur ses genoux. Elle s’approcha d’elle, l’ouvrit, tout en faisant attention de ne pas la toucher car, même si le temps était suspendu, n’importe qui pouvait ressentir le contact physique dès que le temps reprenait son cours, et pouvait, surtout, se douter de quelque chose.

Et c’est ce que Laetitia craignait le plus. Il ne fallait surtout pas qu’une seule de ses actions se répercute de manière anormale sur son environnement. C’est pourquoi elle ne prenait que des choses dont leur absence pourrait se faire passer pour un oubli ou une perte mais jamais pour une disparition magique. C’est pourquoi, paradoxalement, ceux qui exhibaient leurs objets de valeur n’avaient aucune chance de se les faire voler… du moins pas avec elle.

Elle fouilla avec précaution dans le sac et elle toucha un portefeuille assez volumineux. Elle le sortit avec délicatesse et le déplia… bingo ! Elle le mit dans son sac puis ferma –toujours avec soin- celui de la vieille femme avant de dépouiller deux-trois autres personnes.

Satisfaite de son butin –deux portefeuilles, un walkman d’une grande marque et un téléphone dernier cri-, elle s’apprêtait à sortir quand elle aperçut un peu plus loin l’homme d’affaires qui avait osé la pousser sans s’excuser et, pire, l’avait même insulté avec son majeur ! Elle s’avança vers l’irrespectueux et lui mis une grosse claque. Tant pis pour le principe de non-contact, se dit-elle. Il l’avait bien mérité ce connard !

Après s’être assurée que tout était bien mis à la même place qu’à son arrivée, Laetitia quitta le train, remonta l’escalier pour se remettre au même endroit ainsi qu’à la même position qu’auparavant. Elle ressortit la montre et appuya à nouveau sur le bouton.

Il était dix heures vingt-cinq minutes et quarante-deux secondes et les sons reprirent leur place dans le silence. Il était dix heures vingt-cinq minutes et quarante-trois secondes et la vie reprit de plus belle. Il était dix heures vingt-cinq minutes et quarante-quatre secondes et avec un seul doigt elle venait de relancer le temps.

Elle (re)descendit l’escalier, arriva (à nouveau) sur le quai. La sirène d’alarme venait de se déclencher et préféra, par prudence, attendre le prochain train.

- Le temps c’est de l’argent ! conclut-elle, le sourire aux lèvres, en voyant l’homme d’affaires se frotter la joue avec une grimace.