Vendredi 29 juin 12

Une silhouette s’arrêta près de l’eau salée qui, pour ne rien changer à ses habitudes, clapotait. Elle était si paisible qu’on la nommait La Mer Tranquille. Cette dernière ignorait que toutes ses autres sœurs étaient bien plus capricieuses qu’elle. Éparpillées ici et là dans le monde, elles s’agitaient, s’énervaient, s’écrasaient contre la terre rocheuse et solide qui les empêchait sans relâche de continuer leur conquête aquatique. Leurs vagues étaient si hautes, si impressionnantes, si meurtrières pour les malheureux qui osaient s’en approcher, que les hommes leurs avaient donné à chacune d’entre elle de terribles noms. La Mer Tranquille était la seule et unique exception. Certains, déçus de sa nature passive, préféraient l’appeler La Mer Paresseuse. D’autres, moins sévères, La Mer Endormie. Mais les appellations qui la définissaient n’avaient plus aucune importance désormais. Grâce à lui, elle allait devenir la plus terrifiante, la plus angoissante des étendues d’eaux qui existaient. Elle allait devenir La Mer Apocalyptique. Et personne ne pourra lui contester ce nom qu’elle se sera octroyée elle-même... les cadavres ne parlent pas.

[...]

Vendredi 22 juin 12

Ephémère est le seul qui règne indéfiniment dans ce monde. Le Roi, malgré l’aura d’invincibilité qui se dégageait de ses un mètre quatre-vingt-dix de haut, mis en mouvement par ses cent-dix kilos bien en chair régulièrement entretenus par une alimentation abondante et riche, le savait plus que bien. Son père n’arrêtait pas de le répéter, lui qui fut jadis aimé par le peuple entier pour sa sagesse, son courage, sa patience, ainsi que pour de nombreuses autres vertus qui le qualifiaient tant. Ses sujets se demandaient même s’il était doté de défauts. S’il avait été nécessaire de lui en donner un, cela aurait été celui d’avoir une santé fragile.
 
En effet, l’ancien souverain était constamment malade. Le visage amoindri, pâle, sur un corps constamment en sueur, qui était pris de temps à autres de soubresauts, un simple vent aurait pu le faire tomber de son trône. Du moins, c’est ce qu’on pensait en le regardant. Mais son état d’esprit était tout le contraire : sa mentalité pouvait faire obstacle à toutes les nouvelles, à toutes les catastrophes, sans vaciller ne serait-ce d’une seconde. Il aurait même été face à l’Apocalypse qu’il n’aurait traité cette dernière que comme une simple affaire du Royaume. Hélas, il ne put faire de même pour ses pathologies qui, inlassables, infatigables, prenaient sans cesse l’assaut des remparts de son être. Puis, un jour, elles eurent raison de lui. Le cœur de sa majesté ne fut alors plus en état de (se) battre. Ce fut l’un des plus beaux enterrements royaux de l’histoire. Sa mort fut pleurée des mois et des mois, aujourd’hui encore, des bougies sont entreposées un peu partout dans les rues pour toujours se rappeler du bon monarque qu’il était. Ephémère, quant à lui, invisible mais tout puissant, était toujours là pour nous rappeler ô combien les hommes sont temporaires, même les Rois.

[...]
 

Mardi 5 juin 12

Et voilà… c’en était fini, pensa-t-il. On ne pouvait plus rien espérer de ce monde. Ou, plus exactement, à désespérer. La Réforme du monde était tombée pour de bon, cette fois. Le glaive de la Justice avait fini son boulot. Désormais, le vol, le meurtre, la prostitution, l’alcoolisme ainsi que tous les autres crimes et vices que perpétuaient l’humanité appartenaient au passé. À un passé qu’il avait nostalgique, lui que l’on surnommait le Bourreau.

Ses yeux injectés de sang –dus à la fatigue morale qui le traversait depuis plusieurs jours- regardaient, d’un air vide, la potence se consommait dans un feu allumé par des hommes heureux, purgés de tout le mal qui l’animait jusqu’alors. Le Bourreau les vit partir au loin, en dansant et en chantant. Il s’approcha alors des flammes puis s’assit sur un morceau de bois qui avait survécu à ce triste sort. Ha ! Comme il avait vécu des bons moments avec son vieux poteau ! Il eut un petit sourire aux lèvres lorsqu’il se rappela de sa première exécution. Qu’est-ce qu’il avait le trac, ce jour-là ! Il tremblait tellement qu’il avait presque réussi à rater son nœud du pendu ! Heureusement, la boucle avait finalement bien était faite et la personne –il ne se souvint plus qui c’était mais il était persuadé que c’était une femme de joie- bien exécutée. Tout était bien qui finissait bien. Mais, depuis la Réforme du monde, ces joyeux moments n’étaient plus que des bons souvenirs enfermés dans un tiroir de l’esprit que l’on ouvrait de temps en temps…

Il arrêta de sourire et retint tant bien que mal –du moins si le mot « mal » pouvait toujours être utilisé dans cette expression- quelques sanglots. Qu’allait-il devenir ? Cela faisait plus de trente ans qu’il exerçait son travail de plein cœur, de manière si efficace que personne ne lui avait contesté une seule fois sa place. La foule l’applaudissait à chaque fois qu’il rentrait en scène, s’excitait quand les tambours se faisaient entendre, le remerciaient lorsque les pieds levés du sol ne bougeaient définitivement plus. Oui… qu’allait-il devenir ? Il prit sa tête entre ses mains tout en regardant le sol, perdu dans ses interrogations lugubres.

Mais tandis qu’il ruminait encore et encore, il sentit soudain son portefeuille se faire doucement la malle en dehors de la poche de son manteau. D’un geste vif, il attrapa la main qui l’aidait à s’échapper et regarda le propriétaire de cette dernière droit dans les yeux. C’était un homme bien habillé, chapeau brillant et haut de forme élégant, d’une quarantaine d’année tout au plus. La moustache qu’il avait au dessus des lèvres avait une forme tellement étrange que c’en aurait été presque drôle en un autre jour plus joyeux que celui-là. Son visage exprimait de la surprise.

-    Ce n’est pas si souvent qu’on m’attrape la main dans le sac, dit alors celui-ci. Enfin, pour ce cas, dans la poche.

Le Bourreau fut tiraillé par la colère mais aussi par l’étonnement. La colère parce qu’il a failli se faire soustraire son portefeuille par inattention, l’étonnement parce que ce genre d’acte ne devrait plus exister en ce monde.

-    Qui êtes vous ?! lui demanda-t-il, les sourcils froncés.

-    Si vous pouvez tout d’abord me lâcher le poignet…

Il réalisa qu’il lui serrait effectivement de plus en plus fort l’articulation. Il lâcha son emprise. L’homme libéré enleva vite sa main puis agita ses doigts pour s’assurer que tout allait bien. Il reprit ensuite la discussion.

-    Je suis peut-être le dernier Voleur qui existe ici bas, expliqua-t-il. Depuis la Réforme, je me retrouve en chômage… tout comme vous, monsieur le Bourreau.

-    Comment ?! s’exclama son interlocuteur. Il reste encore un voleur ?! Et puis comme me connaissez-vous ?!

-    Allons allons… le calma le Voleur. Ne faîtes pas votre modeste. Vous êtes très connu dans le coin, même au-delà. Nous autres, nous étions effrayés de se faire attraper par la police pour finir entre vos… mains, dit-il en se caressant doucement le poignet. Mais depuis la Réforme, les choses ont bien changé… mes confrères ont subitement décidé du jour au lendemain de suivre le droit chemin… et de gagner honnêtement leur vie. Vous entendez ? Gagner ho-nnê-te-ment leur vie ! Je me retrouve seul maintenant.

-    Je ne comprends pas. Vous devriez vous en réjouir ! Vous n’avez plus de concurrence, plus de rivalité. Vous avez maintenant toutes les bourses pour vous tout seul !

-    Oui, c’est vrai, l’avoua-t-il. Mais vous ne regardez pas le revers de la médaille : mes victimes sont tellement purgés de tout qu’en me voyant arriver elles savent instantanément que je vienne les soustraire de quelques pièces sonnantes et trébuchantes. Sans que je leur dise ou que je leur fasse quoi que ce soit, elles viennent me tapoter l’épaule et me donner quelques sous en me disant « Oh mon pauvre monsieur ! Comme vous ne semblez pas être sous votre meilleur jour ! Tenez ! Voici de quoi vivre pour quelques temps ! ». Vous ne pouvez pas savoir l’humiliation que je ressens quand elles me disent ça ! C’est comme donner un jouet à un enfant sans attendre qu’il le veuille ! Connaissez-vous Dom Juan de Molière ? C’est un personnage séducteur qui ne prend du plaisir avec les femmes que pendant la conquête. Il ne ressent déjà plus rien une fois qu’elles sont sous sa couette. Je me sens pareil que Dom Juan. Depuis la Réforme, je ne ressens plus l’envie de voler car on me donne tout ce que je veux.

-    Pourtant, vous avez bien essayé de prendre mon portefeuille…

-    Avec vous, ce n’est pas pareil. Vous êtes le Bourreau. J’ai bien vu que la Réforme n’avait pas eu de prise sur vous. Je vous ai vu malheureux devant tout cette foule bienveillante. Je me suis dit que j’allais pouvoir commettre un vrai vol. Comme avant. La preuve, vous avez mal réagi et j’ai failli perdre ma main tellement que vous la serriez fort. Mon acte, même raté, en fut un vrai. J’ai pu prendre à nouveau goût du risque grâce à vous. D’ailleurs, je vous en remercie !

-    Heu… de rien, répondit le Bourreau qui ne savait plus quoi dire.

-    Quand même, reprit le Voleur, je me demande ce qui s’est réelleme…

-    Oh taisez-vous ! intervint soudain une voix plus vieille et plus féminine.

Nos deux compères se tournèrent vers celle qui venait de se glisser dans leur conversation. C’était une femme habillée d’une telle façon que l’on connaissait tout de suite sa fonction… et ce n’était pas celle de bonne sœur ! Sa peau toute ridée prouvait qu’elle n’était également pas née de la dernière pluie. Malgré ça, elle conservait un certain charme qui aurait pu plaire à bon nombre de bonshommes.

-    Vous parlez trop ! dit-elle.

-    Et vous êtes ? demanda d’un ton méprisant le Voleur, vexé de s’être fait interrompre.

-    Qui je suis, mon choux ? Ca se voit pas ? Je suis une prostituée ! Déjà que j’avais du mal à exercer le plus vieux métier du monde, la Réforme m’a définitivement mise sur la paille !

-    Comment ça, vous aviez des difficultés avant ?

-    À cause de lui, là ! s’indignât-elle en pointant du doigt le Bourreau.

Ce dernier ne répondit rien.

-    De lui ? s’étonna le Voleur.

-    Hé ho ! D’où sortez-vous ? s’énerva-t-elle. Vous croyez qu’il ne pend que des gens comme vous ? Nous aussi on a pris cher !

Le voleur ne put s’empêcher de rigoler.

-    Quoi ? Qu’est-ce qui vous fait rire ?! Il y a rien de drôle !

-    Oh oh oh ! fit-il. Excusez-moi, c’est votre dernière phrase : « Nous aussi on a pris cher ! ». Je…

Elle lui lança un regard tellement glacial que le soleil lui-même aurait pu se faire congeler si elle avait pointé ses yeux sur lui.

-    Hum… bon. Vous avez raison, ce n’était pas drôle. Veuillez agréer madame mes excuses les plus sincères, dit-il en s’inclinant respectueusement.

-    Voilà qui est mieux ! railla-t-elle.

 Le Bourreau plissa des yeux. Il semblait la reconnaitre.

-    Mais vous êtes Brigitte ! s’écria-t-il, soudain.

-    Je vois que tu me reconnais, mon cœur ! ironisa-t-elle en lui adressant un clin d’œil. Tu devais m’exécuter avec ma copine il y a trente ans de ça. Mais j’ai été maline et j’ai réussi à m’enfuir avant que j’arrive à la potence…

-    Comme avez-vous réussi votre coup ?

-    Vous savez… les gardiens restent des hommes… j’étais bien jolie et mignonne, je n’étais que trentenaire… je n’ai fait que de mettre en avant mes atouts… il a tout de suite craqué… je lui ai alors soutiré les clefs et, une fois la chose faite, je me suis vite rhabillée et je suis partie très vite !

-    Hé hé… fit le Voleur. Pas mal !

-    À qui le dîtes-vous ? s’exclama la Prostituée, toute fière.

-    Vous faîtes bien les malins tous les deux, leur lança le Bourreau. Mais avant la Réforme, vous ne seriez jamais venu jusqu’à moi.

-    Sauf que la Réforme est tombée et que la potence brûle juste devant nous ! répliqua la femme de joie. Vous n’êtes plus rien ! Comme nous !

-    Je le sais… murmura-t-il tristement.

-    Et vous… madame… demanda le Voleur. Comment ça s’est passé ?

-    Mes copines et mes clients ont arrêté d’occuper les bois et sont partis pour de bon en ville. Elles se sont rangées, ont trouvé étonnement vite un autre boulot, et les maris n’ont jamais aussi bien respecté leur contrat de mariage qu’aujourd’hui…

Elle soupira. Le Bourreau et le Voleur également.

-    Oh là ! Hic ! poussa une nouvelle voix, grave et maladroite cette fois. Haut ! Hic ! Haut les… haut les cœurs ! On va pas… hic ! On va pas se laisser aller quand même !
Celui qui venait de parler était un homme un peu plus jeune que la Prostituée. Seulement, son visage tout rouge et tout gonflé, ainsi que ses vêtements abimés et empestant l’alcool, ne le montrait pas.

-    Attendez… fit le voleur. Vous n’êtes quand même le dernier Ivrogne…

-    Hé si ! Hic ! Depuis l’autre… l’autre truc là !

-    La Réforme ? l’aida la Prostituée.

-    Ouais ! Hic ! Depuis ce truc les gens z’ont arrêté de boire… hic ! Z’ont détruit tout l’alcool… hic… qui restait ! Y’a plus que ça maintenant… hic !
Il leur montra ce qu’il avait dans sa main comme si c’était son plus beau trésor… ce qui devait l’être pour lui.

-    Mais… c’est une bouteille de Brandy ! s’exclama le Bourreau.

-    La… hic ! La dernière ! Et je… jeee… jeeeee… hic !

-    Je quoi ? lui demanda le Voleur, exaspéré par son attitude.

-    Je voudrais la partager avec vous… hic !

-    Oh ! fit le Voleur qui changea très vite d’humeur. On ne refuse pas du Brandy !

Et nos quatre personnages, sans doute les seuls à avoir été épargnés par la Réforme, vidèrent le contenu de la dernière bouteille de l’Ivrogne. Ils se réjouiront des sinistres vices du passé jusqu’à la nuit tombée avant de retourner chacun chez eux.

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