Dimanche 23 janvier 11

Dans une salle d’attente pleine à craquer, cela faisait un bon moment que l’ectoplasme attendait son tour, avec un numéro inscrit sur un papier. La pièce était d’une taille impressionnante et était composée d’une matière bleue bizarre qui permettait de faire tout et n’importe quoi. Il suffisait de façonner la substance tout ayant en tête ce qu’on voulait faire d’elle. C’était la seule que les esprits ne pouvaient pas transpercer. Pour concevoir il fallait se souvenir d’un matériel qu’on a côtoyé dans nos vies passées.

En effet, la planète sur laquelle se trouvait le spectre était, contrairement à d’autres qui abritaient la vie, la seule dans l’Univers à avoir comme habitants des morts. C’était une sorte de monde « recyclage » : on récupérait les esprits de n’importe quelle espèce, de la plus intelligente à la plus bête, lorsqu’ils trépassaient puis ils étaient envoyés ici sous forme de fantômes. Ils avaient alors deux choix : soit de rester pour travailler dans l’administration, car il en fallait une pour gérer toutes les vies, soit de prendre rendez-vous avec un Placeur comme l’avait fait notre ectoplasme.

Ce dernier avait pour rôle de les accompagner à leur prochaine vie. Pour cela, il prenait en compte leurs critères et s’assuraient de présenter l’espèce qui correspondrait le plus fidèlement à leurs goûts. C’était un poste pourvu de très grandes responsabilités et seul un esprit ayant parcouru au moins mille vies pouvait proposer sa candidature.
Une porte s’ouvrit et un Placeur se montra dans la pièce.

-    Au tour du numéro 317 s’il-vous-plait.

Le spectre alla jusqu’à lui et le Placeur l’invita à rentrer dans son bureau. Une étrange machine était disposée sur un meuble avec tout plein de dossiers à côté. Le fantôme la regarda avec intrigue tandis que le Placeur referma derrière lui la porte.

-    C’est de la technologie provenant de la Planète Agma, informa ce dernier. Ça s’appelle un Sensoriel. Dites à haute voix vos critères de sélection et il vous proposera ce qu’on a de mieux dans notre catalogue.
-    C’est génial mais… vous n’avez pas peur que ça vous remplace ? demanda l’esprit.
-    Oh, vous savez ! Ce que fait le Sensoriel n’est qu’une des nombreuses fonctions que nous effectuons au quotidien ! Nous devons aussi nous assurer par la suite que le corps dans lequel vous êtes placés est le bon, que vous ne faîtes pas de rejet, que vous revenez à bon port. Je ne suis au bureau qu’un tour de l’Etoile XYZ sur cinq seulement, je passe le reste de mon temps à l’extérieur. Bon, ce n’est pas ça mais comme vous l’avez constaté il y a foule aujourd’hui ! Dites-donc ce que vous voulez au Sensoriel.

L’ectoplasme hésita.

-    Je voudrais quelque chose d’original, de neuf. Une vie qui ne manque pas de piquent, qui saura m’apporter une expérience sans précédent.

Le Sensoriel projeta en hologramme un insecte rouge qui devait bien fait 3 mètres de haut, composée de 8 pattes placés un peu partout sur son corps. Le Placeur donna un peu plus d’informations.

-    Vous avez là un « Lanogürk ». C’est une espèce de guerriers qui très courageux combattant pour leurs valeurs. La vie que vous bénéficierez vous permettra d’assimiler des techniques de combat très impressionnants. Par contre, la durée de vie n’est que de 25 ans environ.
-    Bah en fait… heu… je l’ai déjà fait.
-    Ha ! s’exclama-t-il. Pardonnez-moi, j’ai oublié de consulter votre dossier ! Pourtant, quand vous m’avez appelez pour prendre rendez-vous, je l’avais sorti… faut dire que c’est le bordel…

Il fouilla dans le tas entreposé et trouva le nom « MZJZ XJOA 478 » sur l’un d’entre eux. Il était plus volumineux que les autres. Il l’ouvrit, feuilleta quelques pages.

-    Hé bé ! sifflota-t-il d’un air admiratif. Vous en avez eu des vies ! Plus que moi d’ailleurs ! Vous savez que vous pourriez devenir facilement Placeur ?
-    Je sais mais ça ne m’intéresse pas. Je préfère l’exploration.
-    Je vous comprends. Bon… on va bien trouver quelque chose pour vous ! Pouvez-vous préciser votre recherche ?
-    Je recherche la vie la plus extraordinaire qu’elle soit. Je veux découvrir et faire tout ce que je n’ai pas fait jusqu’à présent. Je ne recherche pas spécialement de pouvoirs ni d’une durée de vie spécialement longue…

Le Sensoriel lui présenta un gros monstre bleu à 15 yeux du nom « Shbirma ». Celui-ci pouvait voir de très loin et adorait regarder ce qu’il y avait derrière les étoiles. Le Placeur lui expliqua un peu plus profondément son produit.

-   ... il vous permettrait, en gros, de voir ce qu’aucune vie jusque là ne peut observer, même avec les machines les plus puissantes qu’il puisse exister.

Mais le spectre refusa aussitôt en lui indiquant qu’il l’avait déjà fait. Le Placeur lui proposa alors une autre espèce mais reçut la même réponse. Une trentaine de propositions plus tard, le Placeur souffla d'épuisement.

-    Vous êtes un difficile, vous ! Mais puisque vous êtes un très bon élément j’ai peut-être quelque chose à votre goût. Le Sensoriel ne vous l’a pas donné car ce n’est pas à la portée de n’importe qui.

Il retourna vers le bureau et sortit d’un tiroir une feuille. Il la présenta à l’ectoplasme.

-    Cette espèce est très étonnante. Sans pouvoirs et d’une très grande fragilité physique, elle a malgré tout réussi à s’épanouir dans un environnement qu’elle s’est appropriée à une vitesse folle. Ses capacités d’évolution sont énormes ! Vous pourriez faire avec elle beaucoup de choses qui dépassent l’imagination ! Contrairement à beaucoup d’autres espèces, n’importe quelle vie avec cette race est différente selon les individus. Les conditions sont aléatoires, les chances de survie avec. Par contre, faîtes attention, ce sont de très grands émotifs.
-    Woaaa ! Je veux ça ! Comment ça s’appelle ?
-    Un Humain.
-    Très bien… j’accepte !
-    Parfait ! Permettez-moi de vous rappeler quelques informations de base puis ça sera terminé. Vous devez les connaitre par cœur mais c’est une formalité qu’on ne peut pas passer.
-    Pas de problèmes !
-    Alors, vous allez bien entendu tout oublier : toutes vos vies précédentes, l’existence de la planète sur laquelle nous sommes, ainsi que votre nom originel. Vous commencez votre vie à la naissance de l’espèce que vous avez choisie. Vous reviendrez ici lorsque la mort prendra votre dernier souffle. Tout incident technique sera résolu au plus vite par nos services. Voilà, vous savez à peu près tout. Je vous souhaite une agréable vie ! Et un bon courage aussi !
-     Hé bien merci !

Il donna alors un coup de tampon au dossier. Aussitôt, l’esprit se fit de plus en plus transparent puis disparut.

Le Placeur déposa par la suite le dossier sur le bureau puis ouvrit la porte.

-    Numéro 318 s’il-vous-plait.

Vendredi 14 janvier 11

« Il a placé son cœur dans une ombre. »

Face à l’expression interrogative de son fils, le père s’expliqua.

« C’est cacher dans l'obscurité ce qu’on a de plus humain mais aussi de plus vulnérable. Ça nous donne la sensation d'être protégé car personne ne peut voir ni atteindre les maux qui nous font souffrir et qui nous rend si faibles.

« Gare à celui qui commet ce geste car, privé de lumière trop longtemps, le cœur finit par s'éteindre et tuer l'homme qui le porte sans le faire mourir. La Faucheuse ne s’est jamais intéressée aux vies sans âme.

«Tu reconnais un homme qui a placé son cœur dans une ombre quand il a accepté d'oublier le sourire et l'amour pour se réfugier au plus profond de lui. Ses yeux perdent alors de leur éclat et ne brillent plus, laissant place à une effrayante noirceur. Elle est aussi sombre que l'ombre collée dans sa poitrine. »

« Comment tu sais tout ça ? » demanda le jeune homme.

« Il y a quelques années, un de mes amis perdit sa femme dans un accident de voiture. Au grand étonnement de tous, il ne la pleura pas quand on l’enterra. On murmura alors dans son entourage qu’il ne l’avait jamais aimé. Pire : qu’il avait même endommagé la voiture pour provoquer l’accident. La vérité est qu’il ne voulait pas admettre la mort de sa bien-aimée. Pour lui, c’était impossible qu’elle ne soit plus dans le même monde que lui. Elle n’était tout simplement pas rentrée à la maison. Il se réconforta dans cette illusion en dissimulant son cœur dans le noir. Au cimetière, ce n’était pas sa Julie qu’on mettait dans la terre, non : c’était forcément une autre sauf que celle-ci lui ressemblait beaucoup, c’est tout. Plus personne ne le revit par la suite, pas même les plus proches de sa famille.

« Un an plus tard, non seulement on le revit en chair et en os, mais en plus de ça, avec le sourire aux lèvres. Je n’en revenais pas. Curieux, je m’étais  demandé comment il avait pu retrouver autant de joie de vivre. C’est alors que je m’aperçus qu’un étrange individu, que je n’avais jamais vu jusqu’alors, apparaissait souvent à ses côtés. Un jour, j’ai voulu satisfaire ma curiosité en lui proposant un café. Il accepta.

« Il m’annonça qu’il pratiquait la médecine mais pas n’importe laquelle: celle des ombres. Sa mission était de guérir les cœurs entachés d’ombres. Il me raconta en détails tout ce que je t’ai dit. Avant de me quitter, il me laissa sa carte de visite. »

« Tu l’as toujours ? »

« Elle doit quelque part là… » il fouilla dans quelques tiroirs à proximité avant de donner à son fils un petit carton noir. Il y était écrit en lettres blanches :

Docteur Hamston,
Médecine par les ombres.

 « Je vais aller le voir », déclara-t-il en remarquant l’adresse sur le dos de la carte. « Peut-être qu’il pourra faire quelque chose pour lui. »

Le père reprit la carte et regarda lui aussi où habitait le docteur.

« Ce n’est pas à la porte d’à côté... »

 Il hésita un moment puis déclara :

« C’est d’accord, je te laisse y aller. Je serai bien venu avec toi mais le travail m’en empêche. J’achète ton billet de train demain. »

Après ces mots, le père quitta le salon. Matteo s’avança alors doucement vers la chambre où reposait son cousin. Il dormait.

« Tout va s’arranger » lui murmura-t-il. « Je te le promet ».

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