Vincent n’avait pas le cœur à rire aujourd’hui. Cela faisait presque un an, maintenant. Ça passe vite, un an, tout compte fait, songea-t-il. Il prit entre ses doigts le trousseau de clefs de la maison puis joua avec elles en les faisant cliqueter les unes contre les autres sans vraiment y faire attention. Son esprit était confus, son cœur contradictoire. Il ne voulait pas y aller. Il ne savait pas comme il réagirait une fois arrivé. Il le devait pourtant. Il n’avait pas réellement le choix. Il vérifia qu’il avait bien pris le bouquet de fleurs  puis s’en alla de chez lui, en s’assurant bien d’avoir fermé la porte à double tour.

Il ne prit pas la voiture. Après tout, le cimetière n’était pas très lois. Une fois le portail franchi, il se faufila entre les piétions, qui semblaient tous être comme lui : dépourvus de leur âme, rongée depuis bien longtemps par les spectres des soucis et des problèmes. Et si, par miracle, il en restait encore des bouts, ces derniers étaient tôt ou tard finis sous les crocs de Madame Tristesse, une carnassière à l’appétit irrassasiable.

Les rues lui paraissaient bien plus grises, bien plus sinistres que d’habitude. Le soleil lui-même avait une apparence cafardeuse. Ses rayons étaient d’un jaune incroyablement pâle. Il fallait rester sur place pendant cinq bonnes minutes, le visage tendu le mieux possible vers lui pour sentir un soupçon de chaleur. Il percevait sans doute cet environnement de la sorte parce qu’il allait le revoir. D’ailleurs, il aperçut très vite au loin sa destination. Son pouls commença à s’accélérer,  ses jambes à claquer. Je dois le voir… je le dois le voir ! se répétait-il.

Après quelques mètres interminables, il franchit l’enceinte par l’accès principal et tourna immédiatement à droite. Sa tombe était juste là, entre deux autres qui n’étaient plus entretenues depuis bien longtemps. A côté d’elles, la sienne paraissait beaucoup plus joyeuse. Ça va… il s’en sort encore bien, ironisa-t-il pour se donner du courage. Il s’accroupit devant la sépulture, se débarrassa des anciennes fleurs, qui laissaient à désirer, du vieux pot, pour en mettre des nouvelles, plus belles. Il se releva ensuite et resta planté net devant pendant un bon moment.

-    Papa… arriva-t-il enfin à articuler d’une voix tremblante. J’ai besoin de toi…

Silence absolu. Seul le vent lui répondait en s’amusant avec ses cheveux longs.

-    Papa ! lança-t-il avec plus de puissance.
Toujours rien.

-    Papa ! hurla-t-il de toutes ses forces.

Soudain, il eut un bruit. Petit mais qui venait bien de la dernière demeure de son père. Puis, très vite, tout un vacarme. Si assourdissant que l’homme, qui venait de reculer de quelques pas, s’assura qu’il n’y avait personne dans les parages. Puis, tout à coup, une petite main dépourvue de chair ouvrit la tombe. Quelques secondes plus tard, un squelette poussiéreux se tint droit devant lui.

-    Ha mon fils ! s’exclama ce dernier ! Comment ça va ?!
-    Salut Papa… répondit le fils, tristement.
-    Qu’est-ce qui t'arrive mon grand ?! T’en fait une tête d’enterrement ! Pourtant, moi, ça fait bien longtemps qu’on m’a mis là ha ha ha !
-    Bah… ça fait bientôt un an que je dois de l’argent à la banque et… si demain je ne leur donne pas ce que je dois… l’huissier va venir chez nous…

Le père fit la grimace. Si on pouvait qualifier ça de grimace de la part d’un squelette.

-    Ha je m’en doutais ! s’écria-t-il. T’es pas venu uniquement pour voir ton bon vieux père ! T’es juste venu pour l’argent !

Le fils ne dit rien. Il savait qu’il allait se mettre en colère. C’est pour ça qu’il ne voulait pas venir. Mais il ne connaissait personne d’autre qui aurait pu l’aider.

-    Je suppose que tu n’as rien dit à ta femme ? lui demanda-t-il.
-    N… non. Je… je ne voulais pas l’inquiéter.
-    Tu ne voulais pas l’inquiéter mais pour déranger ton père de sa tombe alors là pas de problème hein ! C’est du propre moi je dis ! T’as mon chéquier ?!


Vincent fouilla une de ses poches et le lui donna avec un stylo.

-    Bon… grommela le t’as d’os. Combien ?

Son descendant lui souffla le prix à l’oreille.

-    QUOI ?! TOUT CA ?! Mais t’as fait quoi avec tout l’argent que t’as emprunté ?! Tu t’es acheté le dernier jet privé ?!
-    J’ai… j’ai monté un magasin, s’expliqua le fils, plein de honte. Il avait bien fonctionné au début au bout d’un moment il a coulé, faute de clients… c’est la crise…
-    La crise ! La crise ! cria son père. A ton âge, j’avais beaucoup moins de moyens que toi et je m’en suis pourtant mieux sorti ! Je n’arrive pas à croire que je dois en mettre de ma poche même après ma mort !

Il rédigea le chèque salé avec une plus grosse grimace puis lui remit le tout.

-    Allez ! Bon vent ! Puis si un jour le cœur t’en dit de voir ton père qui se fait de vieux os, sans que ça soit intéressé, tu passeras hein ! Tu sais où me trouver !

Sur ces mots, il s’allongea puis referma la tombe. Le silence revint.

Le fils ne bougea pas tout de suite. Il n’arrivait pas à dégager ses yeux du montant inscrit sur le bon de paiement. Même après le sermon de son vieux, il ne pouvait s’empêcher de sourire. Ses problèmes étaient enfin réglés ! Enfin… pour le moment ! Il sifflota joyeusement en quittant le cimetière, chantant même, alors qu’une personne âgée, qui venait tout juste d’y entrer, le dévisageait avec effarement.