Ces derniers temps, je ne voyais que ce mes yeux me permettaient de voir. N'entendais que ce mes oreilles me permettaient d'entendre. Ne sentais que ce mon nez me permettait de sentir. Ne touchais que ce que ma peau me permettait de toucher. Ne goûtais que ce ma bouche me permettait de goûter. Mes 5 sens me renvoyaient à tout ce qui était de plus banal. Et c'était ça mon problème: ma vie avait une vision, un son, une odeur, un contact, un goût de trop vrai. 
 
J'avais pourtant tout tenté pour m'en échapper. J'avais commencé tant bien que mal par la musique mais les notes sonnaient si creuses qu’elles ne sortaient pas de l’ordinaire. Ensuite, par l'écriture, mais les mots que j'étalais étaient tellement mathématiques que je paraissais plus compter que m’exprimer. Puis, par la télévision, mais cette dernière ne me renvoyait que des images défilant les unes après les autres. Même la nuit, ma plus grande complice, ma plus belle source, ne me laissait rien à mon réveil.
 
Je n'arrivais vraiment pas à me détacher de la réalité. Elle m'aveuglait, me rendait sourd, me bouchait les narines, me grattait, me laissait sans saveur. Elle m'empêchait d'aller ailleurs. J'aurais pourtant tout donné pour qu'à nouveau je puisse imaginer.

Rêver.
 
Un jour, j’eus le courage d’en parler à Alex, mon meilleur ami. C’était un gars un soupçon moins haut que moi, brun aux yeux bleus, entreprenant et sûr de lui. Il avait eu les sourcils froncés durant toute la conversation mais jamais il ne montra un seul geste pouvant me faire croire qu’il se moquait de moi.
 
- Ça m'est déjà arrivé, m’avait-il dit tout sérieux. Ta vie est monotone et ton esprit aurait normalement dû t'inventer des échappatoires, des moyens d'oublier un peu l'ennui du quotidien. Seulement voilà: il ne se passe rien. Tu restes bloqué. Comme s’il existait un rempart entre toi et ton imagination. Attends, j’ai quelque chose pour toi…
 
Il fouilla dans son sac bleu qu’il avait toujours sur lui. Ce dernier était tellement chargé qu’il avait du mal à trouver ce qu’il cherchait. Il me tendit soudain une canette.
 
- Ce n’est pas ça que je veux te donner mais c’est plein à craquer là-dedans alors prends-le ça fera toujours ça en moins.
 
Il retourna dans ses affaires, fouillant encore plus loin dans ses nombreuses choses.
 
J’ouvris ce qui semblait être un soda. Je ne reconnaissais pas la marque. Le goût ressemblait à un coca cerise.
 
- Ha ! fit-il soudain en sortant un petit papier blanc.
 
Je regardai Alex, perplexe. C’était à mon tour d’avoir les sourcils froncés. 
 
- C'est la carte de visite d'une boutique un peu particulière, m’expliqua-t-il le sourire aux lèvres. Je n'en ai plus besoin alors je te la passe.
 
Cette dernière était d'apparence simplement blanche, mais, une fois entre mes mains, en la tournant légèrement, j'aperçus des reflets multicolores faisant apparaitre l'adresse ainsi que l’enseigne : « You have a dream ». Ça m’amusa un peu.
 
- Bon... attention... m'avertit Alex. Le vendeur est un peu bizarre mais il n'est pas méchant. Il saura t'aider.
 
Notre échange s'arrêta là.
 

 
« 36 rue des rosiers », voilà où je me devais me rendre. J’y étais déjà passé à plusieurs reprises mais il n’y avait jamais eu quelque chose d’intéressant. S’il devait y avoir un commerce sur les rêves je l’aurais remarqué bien avant. Pourtant, une fois arrivé, j’aperçus une façade avec de nombreuses couleurs vives : rouge, bleu, vert, jaune, violet… le tout peint à l’arrache. Comme si on avait balancé les pots de peinture un par un. Il était écrit dessus « You have a dream ». Les lettres, blanches, avaient été faites à la main. Bon. Il y avait effectivement quelque chose d’intéressant dans cette rue des rosiers. Comment ai-je fait pour ne pas le voir ? Je n’en savais rien. Tout ça devenait de plus en plus étrange. J’ouvris la porte. 
 


L’intérieur était petit. Incroyablement petit. Tout juste assez de place pour ne faire rentrer qu’un seul client. C’était tout le contraire de l’extérieur : les murs, le plafond… tout était noir. Seules Des bougies, disposées sur un comptoir en bois ancien en face de moi, éclairaient la pièce… mais personne derrière n’était là pour m’accueillir.  S’il devait y avoir un endroit pour accomplir des rituelles sataniques, genre sacrifier une vierge, c’était bien celui-là. Alors que j’allais partir, une ombre surgit derrière le comptoir.
 
- Bonjour ! 
 
Moi, bien entendu, je n’avais rien vu venir.
 
- HAAAAAAAAAA !!!
- Ho pardonnez-moi ! fit la silhouette, visiblement gênée. Je ne voulais pas vous faire peur.
- F-f-faut… faut dire que votre boutique ne met pas en confiance.
- Je vais arranger ça.
 
L’ombre frappa deux fois dans ses mains. La lumière surgit tout à coup dans la pièce. Qui était venue grande. Incroyablement grande. Le plafond ? Les murs ? Ils étaient blancs. Et ce n’était pas tout : des étagères venaient d’apparaitre. Elles étaient remplies de fioles et de potions aux couleurs aussi vives que celles de l’enseigne. L’ombre avait laissé place à un homme d’une quarantaine d’années. Ses yeux marron se mariaient bien avec ses cheveux mi- longs bouclés ainsi qu’avec sa barbe de quelques jours. Sa tenue était digne d’un homme d’affaire : costard-cravate noir par-dessus une chemise blanche. Il était adossé à un comptoir moderne en verre. Les bougies ? Elles avaient disparu.
 
J’étais resté bouche bée.
 
- Hein ? Mais je… comment vous… enfin… balbutiai-je.
- Illusions et technologies, expliqua le commerçant. Mais parlons de vous. Pourquoi êtes-vous là ?
- Heu... je… je n’arrive plus à voir, entendre, sentir, goûter et toucher autre chose que le réel. Je me sens comme… bloqué.
- Mmmmh mmmh… fit le vendeur, la main au menton, attentif. Vous vous sentez prisonnier de ce monde, vous n’arrivez plus à... voyager ailleurs. C’est bien ça ?
- Oui ! lançai-je. Exactement !
- C’est un souci de plus en plus courant, dit-il dans un soupir. Vous êtes stressé, anxieux. Vous êtes tellement pris par les problèmes de tous les jours, comme régler les factures, que vous êtes aspiré dans une sorte de siphon sans fond. Du coup, c’est plus difficile de s’en sortir… mais vous êtes rentré par la bonne porte.
 
Il me regarda droit dans les yeux –ce qui me mit mal à l’aise-. Je pouvais y lire une véritable détermination. Il me lança un très grand sourire dévoilant des dents bien blanches.
 
- Prenez une fiole.
 
Je regardai autour de moi. Il y en avait partout. 
 
- Heu… laquelle ?
- N’importe, répondit aussitôt le commerçant. Prenez celle que vous voulez.
 
Je pris au hasard une fiole bleu turquoise sur l’étagère la plus proche située à ma gauche. Le liquide était un peu pâteux. 
 
- Buvez-la, lança le vendeur.
 
J’ouvris le bouchon et déversais le contenu dans mon gosier.