Samedi 31 mai 14

- C’est impossible, me murmurai-je les sourcils froncés. Ça ne peut pas être ici…

J’avais beau constaté que l’adresse indiquée sur le papier était identique à celle inscrite sur la plaque de la rue (Rue des Lilas), je n’arrivais pas à croire que la résidence pouvait être si quelconque, si banal, par rapport à la personne qui l’occupait.

La maison devant laquelle je me trouvais était toute simple : de taille moyenne, le gris de ses murs, le rouge de ses tuiles ainsi que le marron de ses volets, correspondaient parfaitement aux couleurs des habitations de banlieue qui existaient par centaine de milliers aux alentours de la capitale. Elles se ressemblaient tellement toutes que la seule chose qui permettait véritablement de les distinguer les unes des autres était leur numéro dessiné en blanc sur leur portail noir. Celle-ci, en l’occurrence, portait le numéro « 33 ».

Constatant que la sonnerie ne fonctionnait pas et que le grillage était ouvert, je parcouru en trois pas la ridicule bande de jardin qui séparait le pavillon du trottoir puis frappai presque timidement à la porte. L’attente me sembla interminable tellement que j’étais excité. En effet, l’homme qui devait m’ouvrir la porte était très connu auprès des écrivains. Il n’avait jamais rien publié de sa vie ni même rédigé le moindre petit texte, pourtant, sa réputation avait dépassé depuis longtemps les frontières du pays et avait parcouru le monde entier. Il était devenu si célèbre que les romanciers de tous les pays se bousculaient auprès de sa seule secrétaire, Isabelle, pour prendre une date avec lui.

Rien n’était cependant certain. Le personnage n’acceptait pas n’importe qui chez lui et s’en fichait parfaitement de savoir que tel ou tel individu avait vendu tant d’œuvres. Ses critères de sélection ne se basaient pas sur la réussite mais sur d’autres points qui restaient encore obscurs aujourd’hui. Les prétendants à un rendez-vous ne pouvaient qu’espérer. Les chanceux étaient si peu nombreux. Pourtant, moi, petit griffonneur à mes temps perdus, j’avais reçu au téléphone une certaine Isabelle… alors que je ne l’avais jamais appelé.

Soudain, la porte s’ouvrit… laissant apparaître un trentenaire brun aux yeux marrons, ni trop beau ni trop moche, bien rasé, en costume noire et cravate rouge. Rien d’extravagant. C’était un homme comme un autre. Mon désenchantement devait se voir su mon visage car il m’en fit aussitôt la remarque :

- Déçu ?

Sa voix ne portait ni colère ni tristesse ni la moindre autre émotion. Il semblait me dire ça comme une simple constatation.  Voyant que sa phrase m’embarrassait, il en sortit aussitôt une autre :

- Je vous en prie, entrez.

Je regardai sommairement l’intérieur. Je vis à ma gauche une cuisine semblable à bien d’autres, à ma droite un salon ordinaire avec vue sur la rue. Décidément, tout était banal. Il me désigna une chaise près d’une table en bois.

- Asseyez-vous.

Il s’installa de l’autre côté et attendit que je prenne place. Une fois fait, il prit la parole.

- Vous n’êtes pas le premier à être désabusé en me voyant, dit-il, le regard un peu vague fixé sur la fenêtre.

Ne rajoutant rien d’autre, il attendait attendre clairement une réponse. Ce que je fis tant bien que mal.

- C’est que… heu… sachant votre renommé, je m’attendais effectivement à un peu plus…
- Oh… vous savez… dit-il presque blasé. La notoriété ça va et vient. Je n’estime pas la mériter.
- Vous n’êtes pas n’importe qui non plus, lançai-je.
- Que savez-vous de moi ? demanda-t-il, l’esprit toujours un peu ailleurs.

Je pris un temps de réflexion, de peur de dire une bêtise ou de le contrarier.

- Ce que j’ai entendu dire de vous n’est pour moi que des rumeurs difficiles à croire. On vous dit capable de faire naître chez les autres de l’imagination, même pour ceux qui ont le plus de difficultés à inventer quoi que ce soit. Que vous auriez… -je cherchais mes mots tellement que ça me paraissait ahurissant- cette capacité d’insuffler des idées dans leur tête. Qu’elles se matérialisaient par des images, des sons, des odeurs… et que les détails seraient tels que tout semblerait réel. Vous seriez, en fin de compte, doté… d’un pouvoir extraordinaire. Et que c’est pour ça qu’on vous nomme « l’impulseur ».

Tout-à-coup, en entendant ce mot, son regard s’éclaira et se figea aussitôt sur le mien. Il fut en si peu de temps si attentif qu’il me déstabilisa. Je n’osai cependant me détourner de ses yeux qui semblaient désormais avoir une certaine lueur.  

- Que pensez-vous de ce surnom ?

La question était clairement plus importante que celle d’avant mais, curieusement, je sus quoi répondre.

- Il a été très mal choisi. Si vous êtes vraiment capable de maîtriser l’imagination, c’est que vous avez cette possibilité de percevoir des substances qui ne se nomment pas. Or, mettre un mot sur ce que vous vivez à ce moment-là pour l’insérer dans le cerveau de quelqu’un d’autre, c’est l’enfermer dans une cage ce qui ne peut être isolé. En nommant, on dénature déjà ce que vous avez ressenti. Par essence, votre travail ne peut pas être désigné. Si on veut vraiment respecter ce que vous faîtes, on devrait pas vous donner de surnom.

Ses yeux se mirent soudainement à briller tandis qu’un grand sourire illumina son visage.

- C’est pour ça que je vous ai demandé de venir ! s’exclama-t-il dans un ton beaucoup plus coloré. Vous êtes l’un des rares à comprendre ce que je fais ou du moins ce que je cherche à faire !
- Co… comment ? balbutiai-je, étonné. Co… comment le savez-vous ?
- Par un heureux hasard, je vous ai lu, expliqua-t-il. J’ai tout de suite constaté que vous n’étiez pas de ceux qui écrivent pour écrire. J’ai senti que vous cherchiez dans vos textes à exprimer autre chose que de simples mots. Votre but n’est pas d’aligner bêtement des lettres les unes derrière les autres pour que ça fasse joli… non…

Il fit un mouvement de tête à ce moment-là.

- Vous voulez avant tout faire dégager quelque chose. Ce je-ne-sais-quoi qui justement, comme vous me l’avez dit, ne se nomme pas. Toutefois, pour pouvoir le faire, vous êtes obligé de passer par un langage… l’écrit en ce qui vous concerne. Mais, lorsque vous rédigez, vous remplissez vos mots de ces « substances » et vous espérez en secret que votre lecteur les apercevra dans leur vraie « nature ». Qu’il saura voir entre les barreaux ce qui est prisonnier.

Il eut un moment de silence. Je n’arrivais pas à croire que cet homme s’était penché sur mes petites histoires que j’estimais très imparfaites. Elles n’étaient pourtant publiées que rarement et dans un seul journal… local d’autant plus. J’eus du mal à reprendre la parole.

- Ce… ce que vous venez de me dire me fait énormément plaisir. Mais… est-ce que… est-ce que vous pourriez me montrer… ce que vous savez faire… justement ?
- Oh mais c’est déjà fait depuis longtemps, répondit-il le plus naturellement possible. Cela fait une demi-heure que vous vivez cette expérience.
- Hein… quoi ? m’exprimai-je sans réfléchir. Mais je viens tout juste de vous rencontrer !
- Pourquoi d’après-vous il y a personne devant chez moi alors que je suis un homme mondialement reconnu et que mes clients ont tout de même mon adresse ?
- Heu… je…. je sais pas.
- Parce que cet endroit n’a jamais existé.

Subitement, tout s’effaça autour de moi comme de la peinture qui coule pour en laisser rien. La table, la fenêtre, le salon, l'homme... même moi.

Seule une douce brise me caressait le visage.

Je clignai des yeux.

Des enfants s'amusaient sur un toboggan.
Des arbres nous entouraient.
J’étais assis.
Je tenais un papier dans ma main.

«  Rendez-vous à Paris au square Émile Chautemps. Asseyez-vous sur un banc, je vous reconnaitrai.».

Samedi 24 mai 14

Nous figions le monde n’importe où dans n’importe quel temps.

Il suffisait qu’on le dise dans nos silences, sans même nous regarder, pour se mettre d’accord. Je te disais « je t’aime » puis j’utilisais mon attrape-temps accroché à mon poignet.

L'attrape-temps était une drôle de machine qui ressemblait à une montre recyclée. Dotée d’un petit écran numérique, de deux boutons sur un côté et d’un engrenage de l’autre, elle dissimulait derrière cette apparence simpliste une effrayante complexité. Elle n’était pas très belle à voir mais c’était mon choix: je ne voulais pas que des curieux s’intéressent au résultat de sept longues années de travail et se l’approprient. Mon invention était trop en avance sur son temps et n’avait été de toute façon conçue par mon cœur que pour un autre cœur : ma femme.

L’appareil possédait une technologie hors du commun. Il me suffisait d’appuyer longtemps sur un premier bouton pour conserver le moment, d’un autre pour l’effacer. L’engrenage n’était là que pour le déclencher. Je ne pouvais sauvegarder un temps que pendant quarante-cinq secondes et seulement trois temps à la fois. Avant, je ne pouvais en saisir qu’un pendant dix secondes.

Il permettait de tout revoir, de tout ressentir. De revivre en quelque sorte un flash-black en temps réel. Le décor, les personnages, les odeurs, les sons, le toucher… tout dans un détail effrayant. Il était cependant impossible d’agir à l’intérieur d’un temps. On ne pouvait être que simple spectateur. On ne remontait jamais le temps : on revivait seulement un souvenir.

Le dernier que j’avais figé pour elle était une nuit. Celle qui sentait bon la pluie et la forêt sauvage. Celle où nous avions fait l’amour. Pour la lune, les étoiles, le vent humide mais pas pour nous. Non. Nous, nous étions dans le ciel pour aller toujours plus loin, plus haut.

Mais l’attrape-temps ne fonctionne plus depuis qu'elle est tombée. Au mieux en panne, au pire cassé. Zéro seconde pour zéro rêve.

Voilà pourquoi je ne dormirais pas tant que je ne l’aurai pas réparé.

Tu verras, mon ange, qu’il fera plus qu’attraper le temps.

Il t’attrapera toi
Il te fera revenir.
Des profondeurs.
Du froid glacial.
De la mort.

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