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Des années auparavant, parmi les habitants de Daulwen, il y avait une jeune femme. Orpheline, elle vivait avec sa tante au deuxième étage d’un des bâtiments de la Rue des Chouettes, rue qu’elle aimait particulièrement car elle était piétonnière. Ainsi, elle n’entendait pas les voitures. Ce n’est pas qu’elle les détestait. Non… C’était pire : elle les haïssait ! C’était à cause de ces monstres mécaniques de plusieurs tonnes qu’elle avait perdu ses parents. Sa tante avait beau lui expliquer que c’était un accident, elle n’y croyait pas. Assise sur la banquette arrière, en robe blanche, sa poupée entre les mains, elle avait tout vu : le volant avait subitement tourné sur la droite, les faisant ainsi foncer inévitablement dans le magasin de musique. Le choc fut si violent qu’elle fut la seule survivante de ce drame, même s’il fallut l’emmener d’urgence à l’hôpital car on l’avait retrouvé inconsciente. Elle reprit ses esprits seulement quelques heures plus tard. Après quelques diagnostics, les médecins avaient alors expliqué à sa tante – qui s’était précipitée pour la voir en apprenant la nouvelle – qu’elle s’était seulement cognée la tête contre le siège avant de la voiture malgré la ceinture de sécurité, que ce n’était pas si grave et qu’elle était désormais complètement rétablie. Un miracle selon eux.
En vérité, depuis « cet accident », elle se sentait étrange. C’était comme si elle n’était plus entière. Qu’on lui avait arraché quelque chose. Au début, elle n’y avait pas fait attention, pensant que c’était lié à la disparition de ses parents. D’ailleurs, c’était ce que lui disait sa tante quand elle avait osé en parler. Seulement, depuis ce jour tragique, la nuit, dans ses rêves, elle n’arrêtait pas de se voir dormir dans la chambre et tout lui semblait bien réel. Elle percevait nettement sa respiration lente, le moindre détail de son corps et de tout ce qui l’entourait : son lit, sa veilleuse, les murs, le plafond… Absolument tout. Cette expérience ne durait que quelques secondes mais il lui arrivait de revivre la même scène une seconde fois dans la même nuit.
Elle en discuta avec sa tante en qui elle avait entièrement confiance. Inquiète, cette dernière crut alors que ces songes étaient liés à des séquelles, malgré les dires des docteurs. Elle l’emmena voir des spécialistes, allant même jusqu’à Cacanbalm pour en parler avec les meilleurs. Mais, à chaque fois, après de longs et ennuyeux examens scientifiques, ils donnèrent tous les mêmes réponses : que tout était « dans la tête » de la petite fille, et que le trouble n’était pas physique mais psychologique… Qu’elle refusait d’accepter le passé. Ce qui expliquait pourquoi elle était toujours vêtue d’une robe blanche, accompagnée de son jouet.
Effrayée par l’idée de voir sa nièce se faire enfermer dans un hôpital psychiatrique, comme en était l’usage à l’époque dès que l’on détectait la moindre anomalie mentale, la tante demanda alors à l’enfant de lui faire une promesse : celle de ne jamais raconter ses problèmes à quelqu’un d’autre qu’elle. Elle avait déjà perdu sa sœur et son beau-frère, elle ne voulait pas également la perdre. La souffrance était déjà lourde. La jeune fille lui jura alors de tenir sa promesse. Depuis, elle n’en avait parlé à personne. Elle avait même fait mieux : elle n’avait plus dit mot à ce sujet à sa tante. Elle lui fit même croire que tout s’était arrangé.
Ce qui était absolument faux.
Ce sentiment d’être incomplète ne l’avait jamais quitté. Au contraire: il s’était empiré. Ses étranges rêves ne duraient plus une poignée de secondes mais de longues minutes qui étaient devenues par la suite de bonnes heures. Elle s’observait toujours dormir dans son lit mais jamais à la même place: tantôt c’était à gauche, tantôt à droite. Parfois, elle se voyait sur son ventre…
Puis, un matin, à son réveil, elle comprit.
Elle pouvait se voir grâce aux yeux de sa poupée.
Elle réalisa alors qu’elle n’avait pas un problème psychologique mais un véritable pouvoir. Elle n’en eut curieusement pas peur. Au contraire, sa découverte la poussa à en savoir davantage, à chercher si elle pouvait faire autre chose avec son don. Elle attendit avec impatience que la prochaine nuit arrive pour tenter quelque chose : elle prit soigneusement sa poupée, la déposa avec délicatesse sur la table de nuit en position assise. Cette dernière était peut-être un peu trop près du bord mais ce n’était pas grave car elle était seulement en chiffon. Puis, même si elle devait tomber, elle aussi avait très bien réussi à survivre dans « l’accident » : seule sa petite robe rose, aussi délavée que le reste, s’était un peu abîmée. Sa propriétaire ne voyait pas pourquoi elle s’en sortirait plus mal d’une petite chute !
La jeune fille se mit au lit, la regarda longuement, toute excitée. Elle ne réussit à s’endormir que tard dans la nuit.
(...)
La chambre était plongée dans l’obscurité. Seule la veilleuse, disposée à côté de la jeune fille, émettait assez de lumière pour éviter que les ombres s’agrippent à son visage. Tout laissait penser qu’elle ne faisait que dormir. Comme tout le monde. Mais, en fait, elle était à l’intérieur de sa poupée et elle pouvait à nouveau se voir et s’entendre. Cependant, elle venait de remarquer qu’elle n’était pas entièrement détachée d’elle, qu’elle était en quelque sorte toujours « liée ». La poupée semblait plus être un prolongement d’elle-même qu’autre chose. C’était comme si elle la tenait toujours entre ses mains lorsqu’elle s’amusait à la faire bouger.
Bouger ?
Par une immense concentration, elle se glissa du mieux qu’elle pouvait dans le corps de son chiffon, en faisant involontairement affaiblir par la même occasion le lien entre ce dernier et son propre corps. Instinctivement, elle fit attention de ne pas rompre le lien.
La poupée, inerte jusqu’alors, tourna sa tête.
Milena venait de la contrôler pour la première fois.