Ça nous ait tombés dessus par un mauvais hasard, tel un sinistre rêve surgissant par surprise dans le repos des dormeurs. Il me semble qu’il était venu nous rendre visite un mardi ou un vendredi. J’ai toujours considéré ce jour non seulement comme le dernier dans le monde tel que je le connaissais mais aussi comme le premier dans un autre qui était beaucoup moins lumineux et bien plus obscur que le premier. Un monde dans lequel désormais j’y suis plongé avec tous les autres qui, tout comme moi, se noient petit à petit dedans.
Il faisait pourtant merveilleusement beau ce jour-là. L’air était doux et sucré. J’avais d’ailleurs soupçonné le marchand de glaces, situé non loin de la fac, dans son petit camion, d’avoir voulu appâter les étudiants fatigués de leur journée.
- Hey ! me lança Laure avec ses yeux allumés de malice. Ça te dit pas de goûter ?
- Tu sais, je suis pas très sucré…
- Rooh allez ! En plus il est juste à deux mètres !
- Bon c’est d’accord !
Nous partîmes alors à la rencontre du vendeur des plaisirs du palais.
- Salut les jeunes ! Je vous sers quoi ? Salade, tomates, oignons ?
On eut la même réaction :
- Heeeeu…
- Mais nooon ! s’exclama-t-il en riant. Je plaisante ! Chocolat, vanille, fraise ou pistache ?
Ma collègue, mais surtout mon amie, se lança la première, l’eau à la bouche.
- Pour moi, ça sera vanille !
Le marchand s’exécuta et Laure prit ensuite dans ses mains ce qui devait semblait pour elle de l’or comestible tellement qu’elle regardait la boule jaune-blanche posée sur son cornet avec une vive admiration.
- Hahaha t’es affamée à ce que je vois ! Et pour toi jeune homme ce sera… ?
- Chocolat.
Tout à coup, alors qu’il me préparait la glace, le ciel devint si lumineux que je fus obligé de me couvrir les yeux pour ne pas devenir aveugle. Les personnes qui étaient autour de nous commencèrent à crier, non, à hurler, comme si elles allaient mourir dans la seconde qui suive.
J’ouvris tant que bien mal mes yeux et m’aperçus que le marchand de glace avait tout abandonné, avait ouvert la porte de sa camionnette, et avait pris les jambes à son cou. Avec angoisse, ma tête regarda en l’air et remarqua qu’il y avait au dessus de moi non pas un soleil mais deux. C’était si éclatant que je dû baisser mon regard vers le sol pour ne pas me brûler. Je voyais des étoiles. La glace de Laure était en train de fondre sur le sol.
- Vite ! lui criai-je. Faut pas rester là !
- Et on va où ? me répondit-elle paniquée.
- On retourne à l’intérieur !
Je lui pris la main et la ramena dans le hall de la fac. Des étudiants, mais aussi des passants, avaient fait la même chose que nous. Les lamentations s’amplifièrent par l’écho. Je clignai des yeux et récupéra petit à petit ma vue. Nous restions là une longue minute, assez perdus.
- Putain ! Mais il se passe quoi ?! s’écria-t-elle.
Bien entendu je n’en savais pas plus qu’elle. J’avais laissé toutes les questions qui me venaient à l’esprit de côté. Je sentais que le pire était à venir…
- Là ! me dit-elle en me désignant l’amphithéâtre A1. Il y a une télé dedans !
Sans plus attendre, nous nous engouffrâmes dans la salle. Il y avait une trentaine de têtes. Quelqu’un avait déjà allumé et on pouvait entendre des phrases pas rassurantes du tout de la part d’une journaliste.
… un missile nucléaire a été déclenché et se dirige actuellement vers Paris. Il est demandé aux citoyens de se réfugier sous le sol, aussi bien les caves que…
Elle s’interrompit lorsqu’on lui parla dans son oreillette. Elle se leva puis implora tous ses dieux en quittant précipitamment le plateau sur lequel elle se trouvait.
- Bordel de merde ! jura un étudiant. Elle est sortie de l’immeuble de la chaîne ! Faut faire pareil et se réfugier !
- Où ??! hurla une jeune femme qui était en train de s’arracher les cheveux.
Une idée me vint en tête.
- Les égouts !
Laure, moi et toute la troupe parcourûmes le chemin inverse et ressortit dehors. L’air était devenu étouffant.
Quelques mètres plus loin je vis ce que je voulais trouver : la plaque d’égout. Sans hésiter une seule seconde, je la fis glisser sur le côté, remarqua que l’intérieur n’était pas profond, et fis pousser Laure dedans avant de m’y engouffrer à mon tour.
D’autres jeunes firent la même chose que nous, on se fit de plus en plus nombreux. On avait tellement peur qu’on ne s’aperçut pas de l’odeur pétrifiante qu’il régnait ni des nombreux rats qui s’enfuyaient en nous voyant. Il faisait sombre et la seule source de lumière venait de là où nous étions venus.
Cette dernière vira brusquement au rouge. On hurla et on pleura plus fort. La dernière personne qui était rentrée, un jeune homme avec qui j’avais eu l’occasion de parler plusieurs fois, avait refermé au dessus de lui. On fut alors plongé dans l’obscurité. On entendit la plaque d’égout se relever et se refermer plusieurs fois de suite. Mais l’homme ne laissa rentrer personne d’autres et tint bon.
Soudain, un énorme bruit vint me percer les oreilles. La douleur fut tellement forte que je tombai par terre, inconscient.
Lentement, mon esprit revint à lui et je fis de mon mieux pour me remettre debout. Laure, agenouillée, me fixa de ses yeux mouillés sans dire un mot.
Je m’étais alors avancé vers elle maladroitement, déstabilisé par les bourdonnements insupportables dans mes oreilles, puis, voyant qu’elle s’était levée entretemps, je l’avais prise dans mes bras. Dans ces moments de douleurs et d’incompréhensions il n’y avait plus que ça à faire.
Je m’étais alors avancé vers elle maladroitement, déstabilisé par les bourdonnements insupportables dans mes oreilles, puis, voyant qu’elle s’était levée entretemps, je l’avais prise dans mes bras. Dans ces moments de douleurs et d’incompréhensions il n’y avait plus que ça à faire.
La lumière était revenue dans les égouts mais elle n’était plus aveuglante. Elle était devenue au contraire gris. Les gens, un peu perdu, commencèrent à remonter vers la surface. Nous fîmes de même en prenant l’échelle. Quelques minutes plus tard j’étais à l’extérieur. Mes yeux s’agrandirent.
Et là je sus tout au fond de moi que ce jour fut le dernier dans le monde dans lequel je vivais et le premier dans un autre dans lequel j’allais devoir survivre.