Assis sur la banquette arrière, entre les colosses, il regarda à nouveau le courrier qu’il tenait dans sa main. Le point de rendez-vous avait été fixé à une demi-heure de la capitale, dans une ville réputée pour ses restaurants de ramens. C’était d’ailleurs dans l’un d’entre eux que Cooger devait le rencontrer.
Il gratta mécaniquement sa barbe mal rasée. Il ne savait presque rien de lui et le peu d’informations qu’il possédait n’étaient basées que sur des rumeurs et des on-dit. On racontait qu’il était un homme de l’ombre voyageant partout dans le monde à des fins cachées de tous. Certains osaient même dire qu’il n’était pas humain, qu’il possédait un pouvoir surnaturel… Mais Cooger ne savait pas s’il devait croire tout cela … Sceptique par nature, il se disait qu’il n’était tout simplement qu’un homme d’affaires comme un autre, que tout ce qui se disait de plus sur ce mystérieux individu n’étaient que des paroles de fous. Il savait cependant bel et bien une chose de lui : il signait au drôle nom de « Oopah ».
La voiture s’immobilisa soudain. Il était arrivé devant l’établissement.
- Gaston, dit-il. Tu m’attends dans la voiture en double file, je ne serai pas long.
Une minute plus tard, il entra dans le restaurant avec ses géants de muscle, non pas sans avoir mis auparavant des lunettes de soleil. Une serveuse, plutôt mignonne, s’avança vers eux.
- Bonjour ! Sur place ou à emporter ?
Monsieur Cooper, se voulant toujours discret, se pencha sur elle et parla d’un ton bas.
- C’est pour un « menu spécial ».
La demoiselle acquiesça avant de faire signe à une femme plus âgée – sans doute la patronne – qui les emmena tout au fond du restaurant devant une porte cachée par une grande plante verte. Elle tapota un code à plusieurs chiffres sur une boite accrochée contre le mur tout près de la poignée, ouvrit la porte, et les laissa entrer à l’intérieur avant de la refermer.
La salle dans laquelle venait d’entrer Cooger et ses hommes était d’une taille relativement moyenne et très peu décorée. Seul un tableau représentant – ce qui semblait être – une riziculture japonaise y était présent. De même, une table et des chaises tout ce qu’il y avait de plus banales, étaient disposées là. En guise d’éclairage ? Une simple ampoule au plafond. Cela se voyait clairement que ce n’était pas un endroit pour servir des bols de soupes à des clients affamés…
De l’autre côté de la pièce, Monsieur Cooper aperçut l’expéditeur de la lettre, accoudé sur la table. Il prit place, ainsi que ses hommes, et scruta celui qui, à moitié plongé dans l’ombre, se tenait devant lui. Bien plus jeune qu’il ne l’eut cru, il portait une veste à carreaux rouge-blanche-grise par-dessus un tee-shirt blanc. Mais ce qui le marqua surtout chez lui, ce n’était pas ses yeux clairs qui brillaient quelques fois dans l’obscurité par le jeu de la lumière ni les deux piercings qu’il avait sur la lèvre inférieure. Non. C’était ses cheveux longs et bouclés. Il était sur le point de débuter la conversation mais son interlocuteur le devança.
- Hey salut ! lança-t-il en lui faisant un signe amical avec sa main. Moi c’est Oopah ! Si tu es là c’est que tu as bien reçu ma lettre, non ?
Monsieur Cooger, ne s’attendant pas à tant de sympathie et encore moins à du tutoiement – lui qui avait l’habitude qu’on le vouvoie et qu’on soit à ses pieds – fut un peu désœuvré.
- B… B… Bonjour monsieur Oopah, balbutia-t-il. Je… J’ai bien reçu votre lettre ef… Effectivement. J’ai apporté ce que vous m’avez demandé.
Il fit un petit geste et un de ses gorilles posa une valise noire sur la table. Il ouvrit cette dernière puis exhiba de nombreuses liasses de billets.
- Ok cool, super ! s’exclama le jeune homme en se curant le nez. Tu sais de quoi il est question, hein ?
- Oui, répondit le chef d’entreprise avec plus de certitude. Nous sommes là pour que vous me donniez un fruit du démon.
- Et tu en sais quoi sur les fruits du démon ? demanda le chevelu d’un air intéressé.
- D’après ce que j’ai entendu dire, il s’agirait de fruits spéciaux qui donneraient, à ceux qui en mangent, des pouvoirs qu’aucun autre homme ne peut avoir.
- Et tu y crois en leur existence ?
- Je… Je ne sais pas, avoua-t-il.
- Tu sais pas, tu sais pas… Pourtant tu es là et tu es prêt à me donner beaucoup d’argent pour en avoir un, remarqua Oopah en lançant un regard sur la valise.
Monsieur Cooger acquiesça.
- J’ai un peu de mal à croire qu’il existe dans notre monde des fruits pouvant nous transformer en rivaux de Dieu en une bouchée. Cela relève de… de la magie !
- Pas du tout ! Ce sont des fruits naturels qui existent depuis toujours… Ils sont juste rares, c’est tout !
- Mais enfin ! s’écria l’homme d’affaires. Si de tels fruits existent ils auraient déjà été mangés et leurs pouvoirs, quant à eux, utilisés ! Le monde aurait connu depuis longtemps leur existence !
- Et tu aurais eu raison si l’Ordre n’était pas intervenu !
- L’Ordre ?
- Ça serait long à t’expliquer, mais vois ça comme un groupe d’hommes et de femmes qui ont pour mission de protéger ces fruits secrets. T’imagine un peu si le monde entier apprenait ça ? Ce serait le chaos ! Tout le monde voudrait s’en procurer un et les pays n’hésiteraient pas à s’en mettre plein la gueule, à sacrifier n’importe quelle vie ! C’est pour ça que l’Ordre existe. Bon, d’accord, je dis pas que tout ce que l’Ordre a fait est parfait ! Il y a déjà eu quelques dérapages par-ci et par-là… on fait de notre mieux !
Il s’arrêta de parler et se cura nerveusement le nez. Monsieur Cooper, un peu assommé par ces révélations, mit un certain temps avant de réagir.
- … Et comment avez-vous su que j’étais intéressé par les fruits du Démon ?
- De plus en plus d’hommes puissants dans ce pays apprennent leur existence. Je crois que quelqu’un, déçu par l’Ordre, l’a trahit…
Oopah lui lança alors son plus beau sourire.
- Bon, tu veux le voir ce fruit du démon ?
- Oui !
Le jeune homme chercha son sac à dos, l’ouvrit et fit rouler quelque chose sur la table jusqu’à monsieur Cooper. C’était un fruit de couleur bleu qui ressemblait vaguement à un ananas. D’étranges spirales noires étaient dessinées dessus …
L’homme d’affaires, stupéfait, le prit dans ses mains. Il n’en croyait pas ses yeux. Il se leva.
- Tu le veux ? demanda Oopah. Alors donne-moi l’argent.
Monsieur Cooper regarda ses hommes et, en un geste, ces derniers pointèrent tous deux un pistolet sur le jeune homme. Il rigola tout en se levant en même temps que les deux autres.
- Attends ! Tu croyais vraiment que j’allais te donner tout cet argent ? Tu es venu tout seul et sans défense et tu oses me donner un fruit du Démon ! Pauvre enfant naïf… Je vais croquer dedans et te pulvériser en moins d’une seconde…
Il porta le fruit à ses lèvres et croqua un bon coup dedans… Avant de tout recracher par terre !
- Pfeurk ! C’est immangeable ! Tu t’es bien foutu de ma gueule p’tit con ! Tuez-le !
Ils n’eurent pas le temps de tirer qu’aussitôt les cheveux d’Oopah s’étirèrent, s’épaissirent et, formant comme une véritable massue, projetèrent d’un coup aussi énergique que vif les deux hommes baraqués contre le mur. Ils retombèrent lourdement sur le sol, inertes. Cassés comme des brindilles.
Le fruit glissa lentement des doigts de monsieur Cooper, effaré et terrifié par ce qu’il venait de voir. Ce dernier tomba par terre. Il voulut s’enfuir mais son corps, traumatisé n’en fit rien.
- Le fruit du démon que tu tiens en est bien un, et c’est même un Paramécia, expliqua Oopah qui n’avait pas décroché son sourire. Il permet de donner au corps une caractéristique nouvelle permanente, c’est le genre de fruit le plus répandu. Il suffit d’en prendre une seule bouchée pour obtenir le pouvoir qu’il détient. Moi, j’ai croqué le fruit de la Touffe. Il permet d’étirer ses cheveux à une longueur et à une épaisseur souhaitée. Ainsi, je peux les utiliser comme bon me semble. Mais je pense que tu l’avais déjà compris par ma petite démonstration …
Il se leva, s’approcha de lui et ramassa le fruit du démon. Il lui montra alors l’endroit où Monsieur Cooger avait croqué dedans … Avant de montrer l’endroit où lui l’avait fait bien avant !
- Par contre, dès que quelqu’un d’autre tente de croquer lui aussi le fruit, il ne gagne qu’un goût dégueulasse dans la bouche… Tu n’as même pas cherché à savoir si le fruit avait déjà été croqué. Tu croyais vraiment que j’allais te faire pointer devant moi sans rien avoir dans mes manches ?! Et tu oses me traiter d’enfant naïf ?!
- Pi… Pitié, dit alors un Cooper tout affaiblit. Laissez… Laissez-moi partir… Je… Je ne dirai rien !
Le sourire du jeune homme fut alors plus grand.
- Oh oui tu ne diras rien…
Et, d’un coup, les cheveux d’Oopah s’enroulèrent autour du cou de l’homme d’affaires qui fut soulevé dans les airs. Ses jambes bougèrent énergiquement avant de se ramollir et, finalement, de devenir immobiles. En une seconde, le jeune homme retrouva une coupe normale et le corps de Christian Cooper tomba au sol.
Quelques instants plus tard, dehors, devant le restaurant de ramens, Gaston le chauffeur attendait toujours son patron. Il regarda sa montre en fronçant les sourcils pendant que, sur le trottoir, un jeune homme, avec une drôle de touffe, et un sac sur ses épaules, traversait la rue tout en sifflant joyeusement.